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Dans un monde désenchanté, qui croit encore à la magie ? Des peuples ancestraux ou premiers qui lentement disparaissent. Nicolas Lefebvre les fait revivre autrement. Il a ramené de ses voyages des objets étranges, à la manière de ces "curios" collectionnés par les premiers Homo sapiens et les Néandertaliens eux-mêmes : leurs formes, leurs couleurs, leurs textures attirent l'oeil et suggèrent une vie invisible, une âme, cette aura dont Walter Benjamin, au début du XXè siècle, diagnostiquait la perte dans l’art moderne. Mais tout reste vivant dans le coeur des vivants. Et Nicolas Lefebvre a su la ressusciter. Glanant ici et là des objets chargés d’humanité, de l'Amérique du sud à l'Océanie en passant par l'Afrique, comme les poètes de Platon qui ne savaient pas ce qu ils disent, il ne savait pas ce qu'il faisait : autrefois, on appelait ça d'un joli mot, l'inspiration, l'esprit-souffle qui donne vie et anime, animus et anima tout en un. À moins qu’il ne sût déjà, d'une intuition secrète, par d'autres voies que la raison, qu'un jour viendrait où tout prendrait sens...

 

C'est en somnambule, proprement "hors de lui", incorporation inconsciente de transes ancestrales, qu'il commença à composer ces Déesses-Mères... et comme par magie, les curios, ramassés sans raison apparente, si ce n'est cette obscure attraction de l'oeil et du coeur, ont pris vie. Il y a pour notre regard occidental un plaisir purement esthétique à contempler des objets sacrés dont nous ne partageons pas la vie rituelle. Mais tel n'était pas leur sens : ils n'invitaient pas tant à la contemplation, qu'à une participation magique, faisaient renaître des ancêtres, fécondaient femmes et nature, provoquaient l'événement. Vidés de leur sens dans un musée, nous ne communiquons plus par ces objets-mondes avec la doublure invisible des choses, avec l’autre vie.

 

A moins que nous ne percevions au travers d'eux, dans leur présence immémoriale, dans l'insistance têtue de leur forme -cette figure de Déesse-mère- un sens plus profond : l'entrelacement âme/monde qui est peut-être toute l'énigme de l'art -et de notre humanité ; mais aussi le parcours rituel des premiers hommes au fond des grottes peintes, qu'ils habitaient et qui les habitaient, où les figures tracées, imprimées (mains) ou sculptées (déesses-mères, déjà…) s'animaient sous le regard de l'imaginaire, d'une foi dans l'invisible circulation de la vie. Ces fétiches sont des mediums pour voyager dans l'espace-temps intérieur des âmes. Hétérotopies et hétérochronies (Foucault) : réels et irréels à la fois, localisés à la différence des utopies, mais arrachés à la vie ordinaire, concentrations d'histoires et de lieux multiples réunis par symboles ou rêves, comme ces espaces qui enchantent les enfants, greniers, dessous de table, tentes d'indiens, comme le cercle magique où sont proférées les paroles sacrées, ces lieux sans lieu, ces temps suspendus, ces micro-mondes qui naviguent de port en port, de mort en mort, de vivant en vivant, qui nous font dialoguer avec les disparus et les lointains.  

 

Paradoxalement, à l'heure de la vitesse des moyens de transport qui semble abolir les distances, nous avons le transport difficile : nos pesanteurs, nos replis égotiques et la paresse de nos imaginaires nous ont rendus un peu lourds du voyage, de la grâce, de l'amour. Pour nous soulever, il faut nous envelopper comme des enfants. Nous imprégner, nous habiter. D'où l'intérêt de peupler l'espace de déesses-mères. De déesses pour nous élever, de mères pour nous porter, nous faire naître et renaître, de symboles pour nous transporter dans un autre monde, comme toute méta-phore, ce trans-port d’un monde à l’autre. Leur nombre ici ne fait pas tant série, comme dans l'art contemporain, que monde à traverser, à vivre, à aimer. Notre voyage est bien double, indissolublement intérieur-extérieur : au travers d'autres cultures - au gré d'une histoire intime. Le singulier, qu'il soit différence culturelle, vécu subjectif ou création, ouvre à l'universel. Qu'importe si nous ne croyons plus à la vertu magique des objets sacrés. Même pour notre monde froid et fatigué, reste une étincelle de vie : la magie est l'autre nom de l'amour.

 

La mère ne mourra jamais : ces déesses, passeuses de vie, sont ses réincarnations. Donnant naissance et amour, toutes les mères sont de belles immortelles... C'est dans ce genre d'aventure qu'aucune analyse ne peut décomposer tant l'art y est enlacé à la vie, que la trop célèbre formule de Rilke, "nécessité intérieure", prend tout son sens.

 

Toutes les civilisations, toutes les cultures l'ont su, de la Préhistoire (la célèbre Vénus de Villendorf) aux sociétés traditionnelles en passant par les peuples premiers, les civilisations archaïques et même antiques, ont cru à la divinité du féminin comme puissance de fertilité et de fécondité, force vitale : leurs Déesses-Mères sont aussi des Mères universelles, des Déesses-Terre. Les Déesses-Mères que nous voyons ici (et il ne s’agit pas seulement de "voir" -et cet "ici" porte un ailleurs), ne sont pas des Vénus callipyges, ces rondes fécondatrices préhistoriques "aux belles fesses", mais des symboles plus abstraits : notre symbole du féminin. Elles ressemblent à certains fétiches éthiopiens, plus élancés, parfois à des déesses crétoises ou cycladiques, géométriques, dépouillées, primitives.

 

Symbole... comme le dit son étymologie, "mettre ensemble, échanger, se rencontrer" : si la pensée symbolique est universelle, malgré sa diversité culturelle, elle nous rappelle que nous pouvons tous nous reconnaître les uns les autres comme êtres humains. Quelles plus belles offrandes que ces oeuvres ? Au-delà de l’art et des rituels magiques, elles nous transmettent un "don" de vie qui fait naître et renaître...

 

Blancs mats, crémeux de sel et d’écume, ocres, rouilles, verts passés, sienne, orangés, bronze, couleurs d'une nature ancienne, patinée par l'océan, le soleil, la main humaine, le sable de la  mémoire. Avec des trouées de ciels et de mers, céladon, turquoise, cobalt, ultramarines.... Terre, os, bois, corail, tissus anciens, coquillages, dentelles, petits objets domestiques ou cultuels nous enveloppent de douceur, expriment toute la délicatesse du féminin, tandis que la structure solide, primitive, de ces quasi-totems suggère son profond enracinement dans la terre et la mémoire. Et comme un rappel, comme la petite musique d'une mémoire affective, le bleu de la mer, la mer qui par cette condensation chère aux rêves est de toute éternité la mère qui nous portait, nous enveloppait, nous berçait dans son ventre et sa tendresse, origine du sentiment océanique que nous cherchons à retrouver, enfants perdus...

 

Euménides métisses, Bienveillantes universelles, ces Déesses-Mères veillent sur nous. Car l'amour n'est pas seulement expérience intime, il se déploie vers le monde. D'abord comme résurrection sous une autre forme : si les peuples premiers meurent, dans les oeuvres leur esprit demeure, surtout s'il est revisité avec âme, non comme simple expérience formelle -à quoi bon imiter l'art premier ou tribal, exercice de style qui ne ferait qu'amuser l'oeil et sonner creux. Mais aussi comme coexistence et dialogue, mariages improbables qui s'imposent pourtant comme des évidences : le voyage spirituel n'a aucune frontière, ni ethnique, ni religieuse…

 

Contrairement au dogme monothéiste, la religion de la vie et de l'amour est nécessairement syncrétiste, métissée, puisqu'elle est accueil de la différence, communion et renaissance. Nicolas Lefebvre nous le dit sans mot, sans concept, avec l'évidence de présences réelles : le sacré, qui précède toute religion, s'annonce aussi comme leur avenir, leur en-deçà sera leur au-delà, une spiritualité sans dieu, sans religion, hors de toute secte, libre : celle de l'amour, celle de l'art. Nos seuls anti-destins. Notre manière d'exorciser la mort. Nulle tristesse dans ces objets : c'est au contraire la vie qui triomphe.

Michaël Hayat

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